Rencontre inattendue à Saint - Laurent - du- Maroni en Guyane.

Par une coïncidence extraordinaire, deux de mes camarades d’école se rencontrent, dans les années 90, sur le territoire où mon grand-père paternel finit ses jours, en tant que relégué, un demi-siècle plus tôt. La suite de cette histoire n'est pas moins insolite que cet événement...

1/Contexte :

Dans le cadre de la rédaction de ma biographie familiale éditée en début d’année 2014, j’ai consacré un chapitre à l’histoire de mon grand-père paternel, condamné à la Relégation en 1934 et décédé à l’hôpital de Saint – Laurent - du - Maroni à trente-neuf ans, alors qu’il venait tout juste d’obtenir le statut de relégué individuel. À la lecture de ces écrits, l’un de mes camarades d’école, Claude Fournier, fut interpellé par cet épisode pour avoir fait plusieurs séjours en Guyane et plus particulièrement dans la commune de Saint-Laurent. Mais le récit de son aventure ne s’arrête pas là : par une coïncidence extraordinaire,il rencontra à l’occasion de l’un de ses voyages, un autre de nos condisciples, Jean-Claude Diaz. Tous trois  appartenons  à la  génération des  Enfants de Troupe des années "sixties" pour avoir fréquenté, à partir de 1959,l’École Militaire Préparatoire Technique de Tulle où nous avons rejoint la même classe en classe de 3ème.

2/ Première partie du témoignage de Claude Fournier : de l’accueil de jeunes Guyanais jusqu’à l’exploration de leur territoire.

Petit résumé du parcours professionnel de Claude :

La vocation première de Claude était de devenir pilote. Après son séjour à Tulle, où, tous ses camarades s’en souviennent, il faisait partie des « matheux » et se distinguait par son esprit scientifique, il prépara l’École de l’Air au Prytanée National Militaire de la Flèche où Il eut l’occasion de côtoyer le célèbre astronaute Patrick Baudry, de notre génération. Claude passa avec succès le concours d’entrée mais à son grand désespoir, des problèmes ophtalmologiques, détectés sur la base de critères draconiens, l’empêcheront de réaliser son rêve. Il se replia alors vers une maîtrise de physique pour devenir enseignant au lycée de Chaumont, dans le département de la Haute-Marne.

Une leçon de dévouement et de solidarité :

Les propos de Claude : « Madame Hulic, institutrice réputée et respectée à Saint- Laurent- du - Maroni (une école de la ville porte son nom), mère de quatre fils de ma génération, nourrissait pour eux des projets scolaires ambitieux. Or, dans les années soixante, le système éducatif de la Guyane n’offrait pas de possibilités à la hauteur de ses aspirations .Quant à faire des études en Métropole, c’était un véritable parcours du combattant, avec des difficultés que l'on ne soupçonne pas aujourd'hui.

Mais cette mère de famille ne manquait ni d'énergie, ni de ressources. Aussi, par le biais d'une connaissance alors proviseur en Métropole, elle réussit à trouver un lycée à Chaumont pour deux de ses quatre fils ayant fait le choix de poursuivre leurs études et acceptant de s’extraire du cocon familial.Restait un nouveau défi, celui de chercher une famille d’accueil lors des week-ends et des vacances les plus courtes pour ces jeunes gens qui seront internes. Un appel aux parents d'élèves du lycée de Chaumont fut alors lancé mais à cette époque, recevoir une personne de couleur chez soi n'était pas vu d'un très bon œil dans cette région rurale. Pourtant, la base américaine proche, installée après la dernière guerre, avait donné à la population l'occasion de côtoyer des noirs...Il se trouve que mes futurs beaux - parents avaient un peu plus d'ouverture d'esprit que la moyenne ; aussi, se proposèrent-ils d'accueillir ces deux adolescents, la famille comptant alors six enfants. Les “ expatriés” effectueront donc leurs années de lycéens en alternant internat, séjour quasi familial pendant les week-ends et les petites vacances, congés d'été en Guyane ou en centre de vacances. Ils poursuivront leurs études et accompliront leur carrière professionnelle en Métropole ; l’un deviendra Inspecteur de Police et l’autre Directeur de la DDASS ».

Construction d’une solide amitié sur la base de certaines affinités :

« Le temps a passé et les liens n'ont fait que se renforcer entre les familles. Lors de mon mariage, j’ai été adopté d’emblée par la famille guyanaise, infiniment reconnaissante du service rendu par mes beaux-parents… Mes relations avec l’un des garçons, Roland, se sont consolidées car son caractère aventurier était tout à fait en phase avec mes propres aspirations. Il me proposa de découvrir plus en profondeur cette région lointaine qu'est la Guyane et c'est ainsi que j'ai effectué plusieurs séjours d'exploration. Le premier d’entre eux, en 1988, m’a permis de faire connaissance avec toute la famille et mon ami avait préparé une excursion très approfondie et en tout cas alors inaccessible au touriste moyen.Pour l'anecdote, il m’emmena en “expédition” sur le fleuve Maroni pour remonter jusqu'au village indien nommé “ trois sauts ” en amont de “Maripasoula”, bien que le territoire était officiellement interdit d’accès, d’une part pour ne pas perturber les autochtones, d’autre part du fait de la guerre civile au Suriname . Nous avons d'ailleurs eu une frayeur lors de notre interception par un groupe armé, devant notre salut à l'arrivée inopinée d’une pirogue de la Légion en patrouille... »

3/Le second acteur, Jean-Claude Diaz.

Jean-Claude s’est engagé dans un parcours militaire (comme environ 30% des élèves de ma promotion), pour terminer sa carrière avec les étoiles de Général. Pendant deux ans (juillet 1991 à juillet 1993), alors qu’il était Lieutenant-colonel, il fut chef de corps du GSMA, qui deviendra le RSMA (Régiment du Service Militaire Adapté) de la Guyane, situé sur l’ex - camp de la relégation. Il m’a précisé que lors de ce séjour, il logea dans la maison qui fut celle du commandant du pénitencier qui, conservant encore nombre de vestiges, est ouvert aux visiteurs. Lors des contacts cordiaux que j’ai eus avec Le lieutenant Véronique Rabotin, officier responsable Communication de l’établissement, il m’a été précisé que son nom apparaît dans la salle d’honneur du RSMA, avec ceux de ses prédécesseurs et successeurs. Ses états de service mentionnent qu’il obtint alors "spontanément l’adhésion de ses cadres et de ses hommes. Chef de corps très complet, son autorité et sa compétence firent l’unanimité tant auprès des jeunes gens […] qu’auprès des autorités locales qui virent en lui un acteur essentiel du développement durable". Notre camarade ajoute : « au début de cette période,alors que le Suriname était en crise,j’assurais aussi la fonction de commandant militaire de la zone,concerné par les problèmes liés aux réfugiés surinamiens (camps de la région de Saint- Laurent - du - Maroni) et la sécurité sur le Maroni. À cette époque, les rebelles (jungle commandos) s’adonnaient en effet à des actes de banditisme sur la région. »

4/Suite du témoignage de Claude Fournier

Ses autres séjours et souvenirs.

« En 1991, on me fit la proposition de compléter ma connaissance du territoire, en particulier du coté Brésil. Bien sûr, j’ai accepté cette invitation, ce séjour s’effectuant en compagnie de mon fils.C'est à cette occasion qu'eut lieu la “ rencontre inattendue” : Lors de la fête de Saint-Laurent-du-Maroni, évènement incontournable où tout le monde doit être vu, une course pédestre est organisée de Saint-Jean à Saint-Laurent, sous un soleil de plomb ; mon ami guyanais étant adepte de l'exercice, je vais l'encourager sur le parcours. Et alors, mais je n'en crois pas mes yeux, j’aperçois parmi les participants une tête bien connue...Jean-Claude ! Finissant le parcours légèrement claudicant, il devait souffrir d’un claquage.Ayant du mal à me remettre de mes émotions en réalisant combien le monde avait rétréci, rendez- vous est pris pour prendre un pot le soir lors du bal rituel rassemblant les personnalités locales dont faisait partie notre cher Jean-Claude. Nous avons partagé un moment de convivialité...trop bref, notre ami se devant de faire honneur à son rang de chef de corps local...Je n'ai pas eu l'opportunité de le revoir sur le territoire; il avait ses obligations et la découverte du pays m’attendait.

J’ai eu d’autres occasions de me rendre en Guyane. Mon dernier voyage date de 1999 ; organisé par le Ministère de l’Éducation Nationale au profit d’enseignants, j’ai eu alors le plaisir de découvrir les “coulisses de Kourou”.

Lors de mes différents séjours, j’ai bien sûr beaucoup entendu parler du bagne. À Saint - Laurent, j’ai rencontré quelques relégués appartenant à la dernière génération des condamnés, libres de circuler en Guyane mais le plus souvent dans la détresse psychologique la plus totale. C’étaient des hommes discrets, peu expansifs, ne souhaitant pas à l’évidence s’entretenir de leur douloureux passé… »

Ce "reportage" a été communiqué systématiquement à toutes les Instances et Autorités locales avec qui j’ai eu des contacts dans ma quête de compléments d’information sur la trajectoire finale de mon aïeul. Parmi les interlocuteurs concernés, je citerai Léon Bertrand, ancien Ministre et Maire de la commune, le service "Patrimoine" rattaché à la Mairie, l’Association "Meki-Wi-Libi-Na-Wan" de Saint-Jean-du-Maroni... Tous ont apprécié ce formidable témoignage de solidarité et de fraternité rapporté par Claude qui prouve s’il en est besoin que Métropolitains et Guyanais partageons les mêmes valeurs de savoir-vivre, de moralité…malgré la distance qui nous sépare. La diffusion de ce texte s’étant donc étendue jusqu’en Guyane, j’ai jugé opportun d’ajouter un résumé destiné à éclairer le lectorat sur les définitions d’ "enfant de troupe", d’ "AET", un vocabulaire probablement abstrait sur ce territoire où il n’y eut jamais d’école militaire.

5/ En bref…à propos des Enfants de Troupe :

Un Enfant de Troupe désignait à l’origine un garçon accompagnant son père dans les régiments et affecté à des tâches subalternes. Un témoignage historique est à attribuer à Victor Hugo, fils d’officier, qui déclara dans une lettre écrite à son fils Charles en 1869 : "j’ai été Enfant de Troupe …" .De tous temps, il y eut un souci d’améliorer le sort et l’éducation de ces jeunes qui, d’abord formés "sur le terrain" , furent accueillis dans une première école créée en 1875. À cet établissement succédèrent alors successivement les EMP, (Écoles Militaires Préparatoires). Il y eut à une époque plus d’une dizaine d’EMP, avec une variante pour l’enseignement technique (EMPT), réparties sur la Métropole, les territoires d’outre-mer et les colonies françaises, qui deviendront collèges d’enseignement général ou technique. Puis on regroupa sous le vocable de Lycées Militaires ou Lycées de la Défense les 6 établissements encore en activité aujourd’hui.

Bien que le statut d’Enfant de troupe soit tombé en désuétude dans les années 60 (dans les textes officiels mais pas dans les esprits), cette dénomination subsiste encore de nos jours parce que notre Association, créée voilà un siècle en 1910, s’emploie à assurer le devoir de mémoire. Pour rester fidèle à son origine, elle est dénommée couramment en abrégé « Association des AET (Anciens Enfants de Troupe) ». De même, son insigne distinctif comporte toujours le sigle "AET".

6/ Miracle de Facebook ; un prolongement inattendu:  la rencontre (virtuelle) avec une AET de Saint-Laurent-du-Maroni !

Au printemps de l'année 2015, j’ai créé un compte sur Facebook, l’une de mes principales motivations étant de communiquer avec des AET des nouvelles générations pour échanger des expériences, des souvenirs…, bref essayer d’oublier que je suis devenu un vétéran. Passant outre les foudres de mon épouse me suspectant de partir à la chasse aux relations amoureuses (je plaisante à peine !), j’ai pu apprécier, à travers cette expérience et toutes générations confondues, le sens concret de l’entraide (conseils, services rendus…).

Le perfectionniste que je suis ayant le sentiment qu’il manquait un chaînon dans ce reportage, j’ai lancé un appel – sans trop d’illusions – et voilà qu’ en l’espace d’une journée, grâce à la complicité, la réactivité de jeunes camarades, j’ai pu faire connaissance avec une AET ayant fréquenté le lycée d’Autun dans les années 90 et qui, en provenance de Matoury, vient juste – coïncidence extraordinaire – de s’installer dans la ville ! Il s’agit de Lina Lourel – alias "Ta Perle Noire"– employée à la banque postale**.Lors d’un contact téléphonique spontané, j’ai été chaleureusement accueilli avec "en prime" une invitation en Guyane ! Lors de notre entretien, j’ai tout de suite reconnu les qualités de cœur dont m’ont parlé ses condisciples François-Xavier Morel (Gendarme)** et Aurélien Jacques (technicien installateur dans le domaine paramédical)**, confirmées par ce message écrit qui m’a profondément touché "Ton grand-père Michel n'aura pas souffert pour rien puisque son histoire va nous permettre de nous rencontrer bientôt je l'espère. Le passé de ton grand - père Michel est aussi l'Histoire de La Guyane" . Ce à quoi j’ai répondu : "Je suis d’autant plus motivé pour continuer mes investigations confirmant l'horreur et l'injustice de cette loi sur la relégation".

L’humour étant souvent au rendez-vous dans les échanges entre AET– ce qui n’est pas pour me déplaire – d’aucuns ont interprété les propos de Lina – qui a l’âge de l’une de mes filles – comme une déclaration d’amour, alors que tout le monde aura compris qu’ils ne sont que l’expression des valeurs intergénérationnelles que j’ai pu découvrir dans cette formidable expérience.

* "C’est un scandale de la République" a résumé Robert Badinter dans un entretien récent ("Les collections de l’histoire"N°64 - juillet 2014).

** les AET se retrouvent dans tous les corps de métiers, civils ou militaires.

7/Nouvelle information en date du mois d'octobre 2015

Un pôle médico-social (UTAS) a été inauguré à Saint-Laurent-du-Maroni au nom de celui que Claude Fournier appelle l'un de ses "frères guyanais", Robert Hulic, en hommage aux services rendus tout au long d'une carrière exemplaire.voir la vidéo

8/Triste épilogue de cette histoire

 Avant l'événement précédemment évoqué, mon camarade Claude m'avait appris avec tristesse que les jours de Robert étaient comptés et, comme c'est relativement fréquent pour le type de maladie dont il était atteint, rien ne laissait penser à une telle issue au regard de la vidéo. Le mal incurable a eu raison de ce brave homme, comme Claude vient de me m'en informer en cette fin d'année.

 Je m'associe à Claude pour exprimer  toute ma compassion envers la famille de Robert, ses amis,  tous ceux qui étaient attachés à lui et à son œuvre.

Remarques:

1/ L'essentiel de ce reportage a été publié dans le "Magazine des AET" N° 265.

2/ Un texte beaucoup plus étoffé a été rédigé, comprenant en sus un bref historique des bagnes de Guyane, un résumé du parcours de mon grand - père et des premiers résultats du travail de "réhabilitation" dans lequel je me suis engagé (pour l'honneur), la reconstitution de l’origine du SMA et du RSMA. Ce document, donnant accès à de nombreuses sources et références à partir de liens hypertexte, est accessible à tous sur mon site web (en cours de construction) à l'onglet " l'après publication" titre: "Rencontre insolite en Guyane":

http://mcartier.monsite-orange.fr

Michel Cartier (Tulle 59/64), plus que jamais attaché à Saint -Laurent.

Contacter Michel

Les deux acteurs de cette aventure et ma "complice", tous trois AET :

- Claude Fournier, « touriste et explorateur » à Saint-Laurent.

- Jean-Claude Diaz lors de sa prise de commandement du GSMA, en présence du Député-maire Léon Bertrand, du Sous-préfet et du Général Comsup.

- Lina Lourel, Saint-Laurentaise.

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